Quels sont les points communs entre une jeune fille de la capitale (« bent Lassima ») travaillant sur le commerce du romarin, un doctorant confronté au sentiment de pitié qu’éprouvent pour lui certains habitants des bidonvilles de Nzala Raddaya de Meknès (« mskin »), une assistante Qsociale sociologue travaillant sur les femmes toxicomanes de Casablanca ou bien une doctorante-fonctionnaire allant à la rencontre des agriculteurs périurbains de Rabat avec le concours de l’administration ? Tous, ainsi que les autres auteurs de cet ouvrage, sont de jeunes docteurs ou doctorants marocains plongés dans leur « situation ethnographique ».Entre engagement et distanciation, avec émotion mais sans renoncer à l’objectivation scientifique, ils racontent leur première « conquête » du terrain, puis l’installation d’une familiarité, voire d’une véritable intimité avec certains enquêtés, et les conséquences de celles-ci sur leurs recherches. Ce faisant, ils livrent bien des ficelles en sciences sociales qui pourront être utiles à d’autres chercheurs jeunes ou confirmés.
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Extrait
Zhour Bouzidi, PierreLouis Mayaux, Jean Zaganiaris (Dir.)
«MAIS LAISSONS PARLER LES JEUNES!»...
Le rapport aux enquêtés dans les travaux de jeunes chercheurs marocains
Zhour Bouzidi, PierreLouis Mayaux, Jean Zaganiaris (Dir.)
« MAIS LAISSONS PARLER LES JEUNES ! »...
Le rapport aux enquêtés dans les travaux
de jeunes chercheurs marocains
Introductîon générae
1 Zhour Bouzîdî 2 P.-L. Mayaux 3 J. Zaganîarîs
ansQuestîons de socîoogîe, Pîerre Bourdîeu rappeaît que « e type de scîences socîaes que ’on peut faîre D dépend du rapport que ’on entretîent avec e monde socîa, donc de a posîtîon que ’on occupe dans ce monde » (Bourdîeu, 1984, p. 26). Cette proposîtîon peut se îre autant comme un appe à a modestîe que comme une promesse. Un appe à a modestîe, bîen sûr, car e socîoogue françaîs souîgne que es questîons quî întéressent e chercheur, aînsî que es înterprétatîons qu’î effectue, ne sont jamaîs détachées de sa propre sîtuatîon socîae, contraîrement à ’îusîon entretenue par a tradîtîon posîtîvîste cassîque (Weber, 1992 ; Steînmetz, 2005). Maîs une promesse, égaement, puîsque e chercheur peut espérer enrîchîr ses connaîssances, et en précîser a portée,
1. Facuté des ettres et des scîences umaînes de Meknès, département de socîoogîe. (poîce dîférente) 2. CIRAD, UMR G-EAU. 3. Proesseur de pîosopîe au ycée Descartes de Rabat et Cerceur assocîé à ’EREG, Facuté des ettres et des scîences umaînes, Aîn Cock, Casabanca.
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en s’înterrogeant systématîquement sur e rapport socîa qu’î entretîent à ses questîons et à ses objets de recherche. Comment, toutefoîs, réaîser une tee promesse en pratîque ? Autrement dît, comment faîre de a reatîon à son objet de recherche un înstrument de connaîssance putôt qu’un écran ou un obstace ? Ce îvre part du postuat que a reatîon d’enquête proprement dîte (c’est-à-dîre es rapports très varîés qu’un chercheur entretîent avec es îndîvîdus qu’î enquête, dans e cadre d’une démarche de terraîn à caractère ethnographîque) peut nous îvrer bîen des enseîgnements sur un monde socîa et, en ’occurrence, sur a socîété marocaîne. C’est donc à ’exporatîon de ces reatîons d’enquête, et de ce qu’ees nous dîsent du Maroc d’aujourd’huî, qu’ont été consacrées deux journées d’études doctoraes. L’une s’est tenue au moîs de janvîer 2017, à ’Écoe de gouvernance et d’économîe de Rabat, où deux d’entre nous enseîgnaîent aors (Pîerre-Louîs Mayaux, Jean Zaganîarîs) ; ’autre fut organîsée au moîs de septembre 2017, à ’unîversîté de Meknès, à ’înstîgatîon de Zhour Bouzîdî, et avec a partîcîpatîon de Khaîd Mouna. C’est de ces deux journées qu’est îssu e présent ouvrage. I donne à des doctorantes et doctorants ’occasîon de se détacher d’une restîtutîon cassîque de eurs travaux de thèse (avec ’exposîtîon d’une probématîque, d’une méthode bîen ordonnée et des premîers résutats) pour évoquer putôt eurs reatîons d’enquête et es faîre parer de eur terraîn. I s’agît aînsî, pour ces doctorantes et doctorants, de raconter d’abord, de manîère sîmpe et avec humîîté, es dîfférentes manîères de vîvre en sîtuatîon e rapport aux enquêtés, en ne
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taîsant pas es moments de bocage, de « brîcoage », de doutes, d’émotîons et d’hésîtatîons. Les ecteurs e comprendront très vîte, es troîs coordonnateurs de ’ouvrage ont faît e choîx conscîent et déîbéré de aîsser es doctorants exprîmer eur expérîence de terraîn tee qu’îs ’ont vécue, sans orîentatîon nî înluence de eur part. I s’agît égaement, ensuîte, de raconter a manîère dont ces dîficutés ont été gérées, d’évoquer es dépacements et es réajustements quî ont dû être effectués, y comprîs orsqu’îs ont pu être vécus comme des concessîons dououreuses par e jeune chercheur. De ce poînt de vue, ’orîgînaîté et a rîchesse de cet ouvrage résîde dans a dîversîté des terraîns, des regards et des rapports entretenus avec ’objet de recherche et avec es enquêtés : e chercheur d’orîgîne rurae comparant es termes amazîgh utîîsés pour es droîts d’eau dans sa régîon avec ceux de ses enquêtés ; a bent assîma(« jeune ie de a capîtae ») întégrant e mîîeu très mascuîn des contrebandîers du romarîn dans e Haut Atas orîenta ; a doctorante fonctîonnaîre enquêtant sur es agrîcuteurs pérîurbaîns de Rabat avec e concours d’une équîpe demoqqadems; e chercheur partageant argement a condîtîon précaîre de ses enquêtés et consîdéré par eux comme un «mskîn» ; ’înspecteur de ’éducatîon enquêtant sur ses propres subordonnés... On e verra, î est dîficîe de faîre un portraît- type du doctorant marocaîn et de ses reatîons d’enquête, tant cees-cî sont marquées par a dîversîté. I s’agît enin, dans ce îvre, de manîère sans doute pus ambîtîeuse, de prendre appuî sur ces pérîpétîes pour raconter e Maroc d’aujourd’huî. L’enjeu ne se résume donc pas à montrer,
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une nouvee foîs, en quoî toute recherche ethnographîque est en partîe dépendante de ses condîtîons de réaîsatîon.I ne se îmîte pas non pus à înventorîer, comme une sorte de guîde pratîque, a dîversîté des « icees » empoyées par de jeunes chercheurs înventîfs (Becker, 2002). Le propos de cet ouvrage est, en effet, pus argement, de consîdérer a reatîon d’enquête comme un anayseur à part entîère de a socîété marocaîne. Marîe Vannetze (2010) ’a bîen formué dans sa propre rélexîon tîrée de ses recherches sur es Frères musumans égyptîens : î s’agîssaît pour ee de sortîr de a sîmpe « autorélexîon pour retourner a questîon de ’accès au terraîn en objet de travaî à part entîère » (p. 61). Cette démarche permet d’évîter e rîsque de « soîpsîsme » quî a été poînté par e socîoogue Bernard Lahîre, orsqu’î souîgne combîen ’on peut maheureusement être « d’autant pus tourné vers soî et soucîeux des reatîons que ’on entretîent avec es autres que ’on s’est détourné de a structure et du contenu de son actîvîté de connaîssance » (2002, p. 49). Une manîère d’évîter ce pîège est précîsément de faîre en sorte que « a questîon [ne soît] pus “quees sont es dîficutés que je rencontre, comment es comprendre et es surmonter ?”, maîs “comment puîs-je utîîser ces dîficutés comme un révéateur des caractérîstîques de ’organîsatîon, de son fonctîonnement et de ses varîatîons ?” » (Vannetze, 2010, p. 61). Aînsî entendue, ’auto-anayse entreprîse par e jeune chercheur est aux antîpodes d’une démarche désabusée quî ne servîraît qu’à reatîvîser des résutats scîentîiques en venant rappeer, avec une sorte de joîe mauvaîse, eurs condîtîons d’obtentîon.
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Ee peut, tout au contraîre, constîtuer un formîdabe evîer de connaîssance de a socîété marocaîne. Cette perspectîve « heurîstîque » sur e rapport au terraîn rejoînt cee d’un autre ouvrage récemment paru (Mouna, Bouasrîa, Therrîen, 2017). Ee est au prîncîpe de nombreuses questîons quî parcourent ce îvre. Par exempe, en quoî a reatîon d’enquête écaîre-t-ee a manîère dont est comprîse, au Maroc, ’actîvîté de productîon de connaîssance quî est cee des scîences socîaes ? Que nous donnent à voîr ces reatîons d’enquête sur es manîères, dont e savoîr socîa et son utîîté, sont socîaement perçues ? En sens înverse, que nous dîsent es prénotîons entretenues par es chercheurs eux-mêmes à propos de eurs « cîbes » d’enquête quant à a force de certaîns stéréotypes ? Pus généraement, que nous révèent es aéas des rapports enquêteurs/enquêtés sur a nature des hîérarchîes de casses et de genre au Maroc, sur es reatîons entre îgnages et entre régîons, ou encore sur e rapport ordînaîre à ’État (auque e chercheur se voît souvent assîmîé par es enquêtés) ? Comment înterpréter es attentes des popuatîons à partîr des fréquentes demandes d’întercessîons quî sont adressées au chercheur ? On espère donc e montrer, es anayses des mutîpes reatîons d’enquête présentées dans cet ouvrage ne vîsent pas à latter un queconque narcîssîsme savant. Sî ees entendent bîen « sortîr de a dogmatîque du détachement de ’observateur », ce n’est certaînement pas pour sombrer dans a « maadîe du journa et de son înscrîptîon narcîssîque » (Rachîk, 2016, p. 8 ; voîr aussî Wacquant, 2010).