RELIGIOLOGIQUES, 20, automne 1999, 153-164
Vers une résurgence des
millénarismes ?
Les mouvements apocalyptiques
contemporains
*Jean-Pierre Prévost
Le phénomène des mouvements et des écrits d’inspiration
millénariste est largement documenté depuis l’étude classique de
Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse : millénaristes,
1révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Âge , et il fait
l’objet d’études significatives dans le présent numéro de
Religiologiques. Celui des mouvements apocalyptiques
contemporains et de leur appartenance ou non à la filière
millénariste, bien qu’il soit régulièrement à l’avant-scène
médiatique (par exemple Waco, en 1993, et l’ordre du Temple
solaire, de 1994 à 1997), présente des contours moins bien définis
et plus difficilement saisissables. L’étude qui suit n’est pas l’œuvre
d’un spécialiste de l’histoire ou de la sociologie des religions, mais
plutôt d’un bibliste engagé dans la recherche sur le livre de
l’Apocalypse, et pour cette raison, périodiquement confronté à
l’énigme des lectures fondamentalistes et parfois millénarisantes
qu’en font les mouvements apocalyptiques contemporains.
Résurgence de l’apocalyptique
À n’en pas douter, les vingt ou trente dernières années ont
été marquées par un regain d’intérêt pour l’apocalyptique, aussi
bien au niveau de la recherche exégétique, qu’au niveau de la
prédication populaire et des écrits destinés au grand public. De tous
les livres bibliques en effet, seule l’Apocalypse de Jean peut
* Jean-Pierre Prévost est bibliste et collaborateur aux éditions Médiaspaul.
1 Norman Cohn, Les fanatiques de l’Apocalypse : millénaristes, révolutionnaires
et anarchistes mystiques au Moyen Âge (traduction française de The Pursuit of
the Millenium, 1961), coll. Bibliothèque historique, Paris, Payot, 1983, 378 p.
On trouvera aussi une compilation impressionnante de textes dans l’ouvrage de
Jean Delumeau, Mille ans de bonheur, Paris, Fayard, 1995, 493 p.
153Jean-Pierre Prévost
revendiquer le triste privilège d’accaparer régulièrement l’attention
des médias. C’est malheureusement toujours pour des raisons
tragiques, alors qu’on doit rapporter des cas de suicide ou
d’assassinat collectif, dont les plus célèbres des dernières années
sont Waco (1993), l’ordre du Temple solaire (1994, 1995, 1997) et
Heaven’s Gate (1997). Hormis ces extrêmes, les mouvements
apocalyptiques sont attestés et reconnus : aux États-Unis, Robert
2Jewett n’hésite pas à parler de « doom boom », explosion ou
syndrome de la catastrophe finale, tandis que Paul Hanson souligne
l’impact grandissant dans la société américaine d’une « apocalyptic
3 4consciousness ». Les revues spécialisées, telles Concilium ou
5 6Zodiaque ou encore des magazines tels L’Histoire , ne manquent
pas de saluer le phénomène et d’y consacrer une livraison entière
ou leur dossier central. Au cinéma, le réalisateur québécois Richard
Boutet vient tout juste de signer un long métrage sur Les survivants
de l’Apocalypse, qui donne la parole à sept témoins ayant déjà
appartenu à autant de mouvements apocalyptiques implantés en
milieu québécois.
Les apparences sont donc telles, présentement, que les
mouvements millénaristes auraient la cote et seraient prospères en
cette fin de millénaire. Une rapide consultation sur le réseau
Internet pourra donner l’impression que telle est bien la réalité,
puisqu’on trouve des centaines de liens sous la rubrique millenium,
ou sur des thèmes reliés à l’apocalyptique et à l’appréhension de la
fin : doomsday cults, end of the world, revelation, apocalypse, et
que sais-je encore ? Mais peut-on vraiment parler de milléranisme à
propos de pareille panoplie de forums et de discours ?
Quelques méprises courantes
7Écartons tout d’abord quelques méprises courantes . Il
convient de rappeler, en tout premier lieu, que le passage à un
2 « The Doom Boom », Quarterly Review, 4, 3, 1994, p. 9-22.
3 Paul Hanson, « The Apocalyptic Consciousness », Quarterly Review, 4, 3,
1994, p. 23-39.
4 « La fin du monde est-elle venue ? », 277, 1998, 152 p.
5 « Apocalypses », 2, 1998, 64 p.
6 « La grande peur de la fin du monde », 228, 1999, p. 33-55.
7 Jean Vernette les a déjà relevées et on trouvera dans son article « L’Angoisse de
la fin du monde. Thème religieux d’actualité et question posée à la pastorale »,
Lumen Vitæ, 39, 1984, p. 372-392, des distinctions utiles en la matière.
154Vers une résurgence des millénarismes ?
nouveau millénaire (de l’an 999 à l’an 1000 ou de l’an 1999 à l’an
2000) n’est pas synonyme de millénarisme. D’une part, en effet, le
millénarisme au sens strict a été populaire dès les premiers siècles
qui ont suivi la rédaction de l’Apocalypse (avec Papias, Justin,
Irénée, Tertullien, Lactance, etc.). Il l’a été également au Moyen-
e Âge avec Joachim de Flore au XII siècle et au temps de la Réforme
avec Thomas Müntzer. Plus près de nous, le millénarisme a refleuri
par le biais des lectures fondamentalistes des Églises protestantes
8adventistes, nées au siècle dernier . Toutes ces époques, bien que
marquées par de vives inquiétudes, n’impliquaient pas un
changement de millénaire.
D’autre part, les historiens de ce siècle ont remis les choses
en perspective par rapport à l’an mil, et ont bien démontré que ce
premier changement de millénaire dans l’ère chrétienne est loin de
s’être fait dans la peur, et qu’il n’a pas entraîné, comme tel, de
ferveur millénariste. Ainsi donc, les spéculations foisonnantes
autour de l’an 2000 et les appréhensions qu’elles pourraient générer
ne signifient pas nécessairement qu’on assiste à une résurgence du
millénarisme. L’an 2000 est une date du calendrier, fort aléatoire au
demeurant. Parler de l’échéance d’un millénaire, que ce soit le
troisième ou le deuxième, n’équivaut aucunement à adopter une
position millénariste.
Une deuxième méprise doit être signalée. Elle résulte, là
aussi, d’une confusion au sujet du vocabulaire : on passe facilement
d’eschatologique à apocalyptique, puis à millénariste, comme si
ces trois mots recouvraient la même réalité. Par eschatologique, on
entend habituellement ce qui concerne la fin, ou les événements de
la fin. Une eschatologie peut être totalement sombre et fataliste et
ne rien comporter de millénariste. Ou elle peut au contraire être
toute en lumière, et ne rien refléter du combat ultime entre les
forces du bien et du mal, qui serait un prélude à une ère finale de
bonheur. Par apocalyptique, en revanche, on désigne soit un
corpus, soit un genre littéraire, soit une théologie qui entend
dévoiler la dimension secrète de l’histoire. Et enfin, on qualifie de
millénariste un écrit, un mouvement ou une doctrine qui prône soit
l’attente formelle d’une période exceptionnelle de prospérité d’une
durée de 1000 ans, soit celle, plus large, d’un âge d’or ou de la
récupération d’un paradis perdu : « Le millénarisme, attente d’un
8 Voir à ce sujet l’étude de Charles H. Lippy, « Millenialism and Adventism »,
Encyclopedia of the American Religious Experience, New York, Scribner,
1988, vol. 2, p. 831-844.
155Jean-Pierre Prévost
royaume ici-bas qui serait une sorte de paradis terrestre retrouvé,
est, par définition même, étroitement lié à la notion d’un âge d’or
9évanoui. » En milieu chrétien, le millénarisme entendu au sens
strict s’appuie sur l’interprétation du texte d’Apocalypse 20, dont il
convient, pour cette raison, de rappeler les grandes lignes.
Les « mille ans » d’Apocalypse 20
Citons tout d’abord le texte-source (Apocalypse 20), objet
d’âpres débats et de spéculations vivement contrastées :
Alors je vis un ange qui descendait du ciel. Il avait à la main la clé
de l'abîme et une lourde chaîne. Il s'empara du dragon, l'antique
serpent, qui est le Diable et Satan, et l'enchaîna pour mille ans. Il le
précipita dans l'abîme, qu'il ferma et scella sur lui, pour qu'il ne
séduise plus les nations jusqu'à l'accomplissement des mille ans. Il
faut, après cela, qu'il soit relâché pour un peu de temps. Et je vis
des trônes. À ceux qui vinrent y siéger, il fut donné d'exercer le
jugement. Je vis aussi les âmes de ceux qui avaient été décapités à
cause du témoignage de Jésus et de la parole de Dieu, et ceux qui
n'avaient pas adoré la bête ni son image et n'avaient pas reçu la
marque sur le front ni sur la main. Ils revinrent à la vie et régnèrent
avec le Christ pendant mille ans. (Apocalypse 20, 1-4)
La structure de l’Apocalypse que Jacques Ellul qualifiait, à
10juste titre, d’architecture en mouvement , est telle qu’on ne saurait
interpréter un passage isolément. Tout se tient et, sans le contexte
général, il est impossible d’interpréter les quatre cavaliers (Ap 6),
les 144 000 (Ap 7), la Bête (Ap 13), ou les mille ans du chapitre 20.
Il importe donc de rappeler ici quelques paramètres fournis par
l’exégèse biblique récente au sujet de ce chapitre 20 de
l’Apocalypse.
1) La période de mille ans dont il est question ici a deux
facettes : elle coïncide, d’une part, avec l’enchaînement du Dragon
(Satan), figure emblématique, voire mythologique, des forces du
mal. Mais elle marque aussi, dans sa face positive, le règne des
saints avec le Christ. Ce sont là deux facettes d’une même victoire,
celle du Christ Ressuscité.
2) Pour interpréter le texte, il est absolument primordial de
le situer dans son contexte littéraire, immédiat (le Sitz im Text) et
9 Delumeau, Mille ans de bonheur, p. 15.
10 Desclée, 1975, 273 p.
156Vers une résurgence des millénarismes ?
lointain (le genre littéraire). Les versets cités (Ap 20, 1-4)
appartiennent en effet à une section qui commence en 19, 11, et qui
11appartient au genre littéraire du combat eschatologique . La
section s’ouvre avec l’apparition d’un être céleste (le cavalier
blanc, c’est-à-dire la Parole de Dieu), investi de la mission de
combattre l’ennemi du peuple de Dieu (Ap 19, 17-20, 3), et dont la
victoire l