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Enjeux Industriels du post-socialisme :
Capitalisation et Entreprisation
Olivier Bomsel
Revue d’économie industrielle,
n° 72, pp. 31-46
1995.Enjeux industriels du post-socialisme O. Bomsel
Soient les propositions suivantes :
1. Il n'y avait pas d'économie dans le socialisme.
2. Dans le socialisme, la production circulait dans l'Etat.
3. Il n'y avait pas d'entreprise socialiste.
Cet article montre, à partir de résultats issus de quatre larges enquêtes en Europe de l'Est et
en CEI, quelle lecture ce dispositif prescrit quant aux enjeux et à l'évaluation des processus
de restructuration industrielle dans le post-socialisme. La démarche consiste à proposer une
caractérisation des réseaux et des unités industriels socialistes qui ne soient pas dans les
catégories traditionnelles du capitalisme d'Etat. De là s'identifient les enjeux et les processus
post-socialistes de la création d'entreprises et de la capitalisation de l'appareil industriel issu
du socialisme.
Cette démarche s'oppose, dans son essence, à toute tentative d'assigner le socialisme à un
système économique repéré par des catégories développées hors de lui-même (capitalisme
d'Etat, marchés monopolistes, régime d'accumulation + mode de régulation, domination de
la hiérarchie sur le marché, etc.), catégories fondant, par leur continuité, la notion de
transition. C'est pourquoi elle accorde à l'enquête dans les ruines du socialisme effondré qui
sont aussi les lieux du capitalisme émergent, un rôle essentiel dans la compréhension des
processus en jeu.
CERNA 2Enjeux industriels du post-socialisme O. Bomsel
11. Les réseaux industriels socialistes
1.1. Des réseaux accessoirement productifs
Dans le socialisme, s'il n'y avait pas d'économie, il y avait néanmoins de la production se
traduisant par des flux physiques de matière et d'énergie, voire d'informations, circulant dans
des réseaux. Ces réseaux, ici définis comme les lieux géographiques des flux de production
matérielle, constituaient l'ossature de l'appareil industriel socialiste. A chaque noeud de ces
réseaux se trouvaient des unités industrielles élémentaires à vocation polyfonctionnelle
(combinats) sur lesquelles nous reviendrons. Les formes de coordination de ces unités
n'étaient pas monétaires.
Nous allons illustrer la diversité et la complexité de ces réseaux par quelques exemples issus
de nos enquêtes. En effet, c'est en fonction des caractéristiques techniques des industries, de
celles de leur amont et de leur aval, ainsi que de la volonté des Partis-Etats, au premier rang
desquels le PCUS, de couvrir et de contrôler l'ensemble de sa zone, que se structuraient les
réseaux industriels socialistes. Ainsi :
• Dans chacun des PECOs, la production sidérurgique relevait d'un ministère de branche
alliant mines et métallurgie, le cas échéant, (RDA) structuré en Kombinats de branche eux-
mêmes spécialisés. L'unité de base était le combinat, déployé autour d'une usine et d'un lieu.
Tous les hauts-fourneaux d'Europe centrale et orientale étaient reliés par chemin de fer aux
mines de fer de Russie et d'Ukraine fournissant la matière ferrifère. De la sorte, l'URSS
participait directement aux réseaux de production d'acier. Elle y participait aussi par la
livraison de machines : nous avons retrouvé les mêmes laminoirs à froid produits en Russie
dans tous les sites des PECOs produisant des tôles minces. Les combinats sidérurgiques des
PECOs formaient donc la partie occidentale d'un réseau industriel couvrant tout le
COMECON. Au cours des années 80, plusieurs combinats sidérurgiques est-européens ont
participé (envoi d'équipes d'ingénieurs, d'équipements) au développement de mines de fer de
leur réseau amont en URSS. Dans le cas d'Eisenhüttenstadt, le réseau de l'usine s'étendait
aussi à des producteurs de tôles laminées à chaud de l'URSS, car délibérément, les autorités
Est-allemandes, sous la pression des Russes, avaient renoncé à la construction du laminoir à
1 Comme nous l'avons indiqué, le texte se réfère à quatre enquêtes principales effectuées par le CERNA
entre 1990 et 1994. Ces enquêtes ont été publiées sous forme de rapports d'étude diffusées par leur
commanditaires sous les titres suivants (cf. bibliographie) : "Les industries minières et métallurgiques en
Europe de l'Est" (80 sites industriels visités en 1990 et 1991), "Le processus de capitalisation en ex-
RDA"(1993), "Bilan sur la situation industrielle de la filière bois en République de Komi"(1993),
"Industrial policy audit on military enterprises in the Moscow region" (1994).
CERNA 3Enjeux industriels du post-socialisme O. Bomsel
chaud (aval de la coulée continue d'acier, amont du laminoir à froid). Une situation analogue
existait dans la filière de l'aluminium en Hongrie.
Les modalités selon lesquelles ces réseaux étaient coordonnés restent obscures. Au sein d'un
même pays, la monnaie ne coordonnait rien puisque les réseaux étaient dans l'Etat où les
comptes n'étaient qu'une convention d'écriture. D'un pays à l'autre, il existait des accords de
troc portant sur des quantités fixes et sur des bases différant totalement des prix
internationaux, ce qui laisse à penser que ces accords résultaient eux-mêmes d'autres accords
inter-étatiques n'ayant pas l'économie pour enjeu. En effet, tant pour le choix des sources
d'approvisionnement (minerais de fer, aluminium métal, etc.) que pour celui des
investissements, une logique productive élémentaire (i.e. maximisatrice de la quantité
produite), fut-elle, comme l'indique BOYER (1993), à dominante extensive, aurait prescrit
d'autres choix. S'il en était ainsi, c'est que la structure de ces réseaux était un enjeu dans le
fonctionnement interne des Partis-Etats.
Le plus curieux, sans doute, est que les volumes physiques étaient eux-mêmes incontrôlables
(absence attestée de moyens de mesure de la production, de la teneur des minerais et
consommables, de la productivité sous toutes ses formes). Il existait donc des
comportements coopératifs et des ajustements informels, en marge de la comptabilité
officielle intrinsèquement fausse, délégués aux unités du réseau. Ces comportements dont ni
l'économie, même celle de la régulation pénurique, ni une sociologie objective fondée sur
l'intérêt de tel ou tel groupe social, ne sauraient rendre compte, demeurent à nos yeux une
2énigme du socialisme .
• En URSS, une large fraction de l'industrie du bois relevait du Ministère des Forêts du
Papier et du Bois(Minlesprom) et rassemblait plus de trente mille centres de production. Le
ministère fédéral déléguait ensuite aux territoires (leskhozes) les tâches de gestion des forêts
et à des structures régionales intermédiaires (lesprom) la coordination des productions
locales (lespromkhozes et usines de transformation). Les productions finales était
redistribuées par le Gosplan. Par ailleurs, de vastes domaines boisés étaient (sont encore)
sous la tutelle du Ministère de l'Intérieur afin d'être exploités par les prisonniers, aujourd'hui
2 Rien en effet ne permet d'expliquer comment se motivaient les comportements coopératifs permettant le
fonctionnement des unités. Stockage et marchandage cités par les auteurs de l'école de la régulation,
BOYER (1993), ne sont que des instruments de gestion informels, les outils du "tâtonnement dans les
ténèbres" par quoi MISES (1949) qualifie la planification. A quelle fin les utilisait-on ? Pourquoi, dans
des conditions de contrôle aussi lâche, le système fonctionnait-il quand même ? Pourquoi les
comportements individuels incontrôlés ne conduisaient-ils pas au coulage ? Ainsi LAZARUS et
MICHEL (1993) observent-ils de manière stupéfiante que dans le laminoir de Maxhütte, du temps du
socialisme, le rapport des ouvriers au travail s'exprimait à travers la notion de "qualité". Après le rachat
du laminoir par un entrepreneur occidental, le travail est alors désigné par "la production". Leur thèse,
éclairante sur ce point, est que dans le socialisme "travail" et "production" étaient, en dépit des
apparences, déconnectés, ce qui assurait à la base des comportements coopératifs d'ajustement.
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réputés de droit commun. Beaucoup d'ouvriers de lespromkhozes sont des descendants de
bagnards ou d'anciens bagnards eux-mêmes.
Lorsqu'il a été possible d'y enquêter, nous nous sommes rendus compte que les forêts (et les
mines) étaient exploitées indépendamment de la qualité de leurs ressources et de leur
éloignement des centres de consommation. Dans l'ex-URSS, la distance moyenne de
transport par rail d'un poteau de mine était de 1700 kilomètres. En république de Komi,
l'une des zones forestières les plus occidentales de la Fédération de Russie, nous avons
analysé un réseau local de 90 lespromkhozes et cinq combinats de transformation. Là, nous
avons découvert que le poteau de mine, avant d'être chargé sur le train, avait été coupé
manuellement dans un chantier d'abattage recouvert d'un mètre cinquante de neige profonde,
éloigné de quatre-vingts kilomètres du lieu d'habitation du bûcheron, puis transporté par
camion ou par flottage jusqu'à un terminal fluvial, qui l'acheminait ensuite jusqu'au terminal
ferroviaire. Dans les mines de Krivoy-Rog, (Ukraine), où nous avons également enquêté, il
arrivait que ce poteau, venu de 3000 kilomètres au nord, serve à soutenir des galeries où la
teneur en métal est inférieure de moitié à la teneur de coupure des mines occidentales les
plus pauvres. Il est évident que, même en l'absence de monnaie, l'application d'une logique
productive grossière, fondée sur quelques indicateurs physiques à la portée du premier
ingénieur venu, aurait conduit à une rationalisation profonde de ces