Annales de Géographie - Année 2006 - Volume 115 - Numéro 650 - Pages 339-360Ce travail propose d’analyser le phénomène des enfants des rues dans deux villes africaines, Yaoundé (Cameroun) et Antananarivo (Madagascar). L’espace public devient espace de vie pour une minorité. Comment les enfants des rues parviennent-ils à se l’approprier? Nous cherchons à comprendre comment vivre dans un espace accessible à tous et à saisir le possible point de basculement d’un espace public, neutre, vers des territoires de rue. Il devient nécessaire d’appréhender les éventuels territoires qui s’y créent sous l’angle du pouvoir. Les habitants réagissent contre la présence des enfants dans les rues des centres-villes et dans celles des quartiers, pour maintenir leur pouvoir face à celui des enfants. De même, les enfants heurtent le projet urbain des autorités. Ainsi, tensions et violence participent-elles aux processus de territorialisation urbaine. Choisir l’entrée géographique pour étudier les enfants des rues conduit à une relecture des espaces publics et privés, de la dialectique dedans-dehors et de la neutralité de l’espace public en ville. In this paper I propose to analyse the street children phenomenon in two african cities, Yaounde (Cameroon) and Antananarivo (Madagascar). While being a public space, the street has also become the living space of a minority. How can the children live in a space open to everybody? Do they succeed in appropriating these public places? Are the streets transformed in territories? What are the consequences? To answer those questions, and apprehend the street as territory, power relations offer the best take. In opposition to the children’s power, city dwellers react against the street children’s presence in the city centre and in the streets in general, to maintain their power in front of the children. Likewise, the presence of the children in the street disrupts the urban project of the authorities. Tensions and violence ensue, and take part in urban territorialisation process. Choosing the geographic entry to study the street children lead to a new reading of the separation between public spaces and private spaces, of the inside/ outside dialectic and of the public space neutrality in the city. 22 pages Source : Persée ; Ministère de la jeunesse, de l’éducation nationale et de la recherche, Direction de l’enseignement supérieur, Sous-direction des bibliothèques et de la documentation.
« La rue » dans la ville africaine (Yaoundé, Cameroun et Antananarivo, Madagascar) City Streets in Africa (Yaounde, Cameroon, and Antananarivo, Madagascar)
Résumé
Abstract
Motsclés
Keywords
Marie Morelle
Docteur, laboratoire Prodig
Ce travail propose danalyser le phénomène des enfants des rues dans deux villes africaines, Yaoundé (Cameroun) et Antananarivo (Madagascar). Lespace public devient espace de vie pour une minorité. Comment les enfants des rues parviennentils à se lapproprier ? Nous cherchons à comprendre comment vivre dans un espace accessible à tous et à saisir le possible point de bascule ment dun espace public, neutre, vers des territoires de rue. Il devient nécessaire dappréhender les éventuels territoires qui sy créent sous langle du pouvoir. Les habitants réagissent contre la présence des enfants dans les rues des centresvilles et dans celles des quartiers, pour maintenir leur pou voir face à celui des enfants. De même, les enfants heurtent le projet urbain des autorités. Ainsi, tensions et violence participentelles aux processus de territorialisation urbaine. Choisir lentrée géographique pour étudier les enfants des rues conduit à une relecture des espaces publics et privés, de la dialectique dedansdehors et de la neutralité de lespace public en ville.
In this paper I propose to analyse the street children phenomenon in two african cities, Yaounde (Cameroon) and Antananarivo (Madagascar). W hile being a public space, the street has also become the living space of a minority. How can the children live in a space open to everybody? Do they succeed in appropriating these public places? Are the streets transformed in territories? W hat are the consequences?
To answer those questions, and apprehend the street as territory, power rela tions offer the best take. In opposition to the childrens power, city dwellers react against the street childrens presence in the city centre and in the streets in general, to maintain their power in front of the children. Likewise, the presence of the children in the street disrupts the urban project of the authorities. Tensions and violence ensue, and take part in urban territorialisation process.
Choosing the geographic entry to study the street children lead to a new reading of the separation between public spaces and private spaces, of the inside/outside dialectic and of the public space neutrality in the city.
Les enfants des rues vivent en permanence dans la rue, devenue leur source de revenus et leur principal lieu de sociabilité (Y. Marguerat, D. Poitou, 1994 ; D. Rodriquez Torres, 2003 ; F. de Boeck, 2000). Lentrée géogra phique va permettre de toucher à leur univers par le biais de ce qui les définit immédiatement : la rue, élément urbain primordial, espace de circulation et de sociabilité ; à replacer à la plus petite échelle de la ville. La rue, espace public, se transforme en espace de vie dune minorité. Les enfants quittent leur domicile, leur village, leur quartier. Les violences familiales, plus ou moins directement liées à la dégradation des conditions de vie, les poussent à fuguer. Les enfants vivent et survivent alors dans un espace public devenu scène où ils dévoilent, malgré eux, leur intimité. 1 À Antananarivo , capitale de Madagascar, lespace urbain est fortement hiérarchisé. La Villehaute soppose à la plaine (carte 1). Le relief confère un effet de naturalité à un ordre social vieux de plusieurs siècles. La Ville haute est le noyau originel dAntananarivo. La plaine avait vocation à la nourrir avant dêtre progressivement rattachée à la ville et dêtre urbanisée, souvent de manière anarchique. La première abrite les Tananariviens de vieille souche urbaine, souvent lesAndrianaet lesHova, nobles et hommes libres. La plaine constitue lespace daccueil principal des populations des cendantes desclaves, lesMainty(C. FournetGuerin, 2002). Tout écart à cette règle des positions est vécu comme une attaque à une représentation urbaine de villerefuge et de villerepère. Ainsi, traversant des espaces publics envahis par des dizaines de petits commerces informels, dans un contexte de crise socioéconomique, les habitants ont peur et polarisent leurs discours sur les enfants « pickpockets » quils croisent chaque jour. Grossissant leur nombre et exagérant la menace, ils les font devenir les sym boles de la dégradation de leur ville. Yaoundé, capitale du Cameroun (carte 2), est une ville dorigine coloniale. À sa création, la tentation fut grande de séparer une « ville blanche », réservée aux colonisateurs, dune « ville noire ». Mais Yaoundé est une ville 2 « africaine » , faiblement marquée par la ségrégation sociospatiale. Au fil des années, la capitale sest construite et sest étendue, notamment avec larrivée des migrants. La ville représente lespace des possibles : violence, pauvreté, dur labeur et parfois accession à la propriété. Chacun « se cherche » et peut y tenter sa chance, quil vienne de la campagne ou non, et quelles que soient ses origines sociales. Lespace urbain paraît alors un espace sans frontières sociales
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Antananarivo et Yaoundé ont constitué nos terrains de recherche dans le cadre dune thèse de doctorat : Morelle M. (décembre 2004), « La rue des enfants, les enfants des rues. Lexemple de Yaoundé (Cameroun) et dAntananarivo (Madagascar). », Université Paris I Panthéon Sorbonne, 496 p. Voir J. Dresch (1950) « la ville africaine, création de Blancs peuplée de Noirs », cité par X. Durang, 2003, op. cit., p. 12.